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Une immersion sur le tournage du court-métrage vintage & collaboratif “Trauma Industries” de J. Massey

Disruptive Factory

Malaise dans le monde moderne

Savez-vous quel bruit fait une bobine de film qui tourne dans une vieille table de montage ? Un clic bien différent de celui qui nous sert chaque jour à partager des millions de vidéos sur la toile !

À l’heure du monde numérique, on filme, monte, coupe et retouche d’un claquement de doigts. Tout doit aller vite, être consommable à l’excès, à l’image des publicités que l’on nous bombarde dans la rétine à longueur de journée.

Et si l’on prenait le temps de créer différemment ?

C’est en tout cas le parti pris de Jethro Massey, un réalisateur britannique plein de talents, qui opère en France depuis quelques années.

En ce moment, il investit son énergie sur « Trauma Industries », un projet de court-métrage un peu fou qui envisage de plonger le spectateur dans une étrange usine de jouet, au cœur d’une dystopie à la Orwell, sur fond d’esthétique soviétique des années 50 et de rite d’initiation.

Le tout tourné en pellicule 35 millimètres et monté en 16 mm sur de vieilles machines de montage Steenbeck, récupérées de la BBC !

A l'heure où nous rejoignons le projet « Trauma Industries », le film est sur le point d'être tourné et le challenge est de taille : synchroniser une production professionnelle et ambitieuse à un projet collaboratif sans autre financement que celui du réalisateur et d'un crowdfunding de 3870 € sur Touscoprod.

Alors on prend du temps, on assemble avant tout une équipe de bénévoles parmi les techniciens audiovisuels qui apprécient le côté passion de l’entreprise et l’on s’appuie sur une société de production indépendante pour la participation aux frais de location de matériels et autres éléments logistiques.

Jethro a commencé à travailler sur le projet il y a près de deux ans et a ainsi minutieusement rassemblé de larges forces vives pour le mener à bien.

La musique de Henry Bennett et ses violoncelles d’abord, pour lancer l’inspiration sur l’écriture et venir rythmer le récit du film muet.

Le reste, le réalisateur nous l’explique lorsqu’il nous reçoit, en bleu de travail d’époque, dans les locaux désaffectés de l’hôpital psychiatrique de Neuilly-sur-Marne où sera tournée la plus grande partie du film.

“Bienvenue chez les fous !”

Apocalypse. Ciel gris, vent froid, c’est le décor des lieux désertés de l’hôpital psychiatrique de Maison Blanche où nous débarquons en cette fin de mois de mars : 54 hectares de bâtiments en briques, vitres brisées et grilles rouillées.

On cherche les anciennes cuisines du site où Jethro nous a donné rendez-vous. Évidemment, on se perd. Au hasard, on pousse une immense grille : bidons de mazout, barrages en barbelés et croix aryennes, branches d’arbres et feuilles mortes au sol. De quoi nous donner des frissons.  Nous sommes en réalité sur les lieux du tournage de la série de France Télévision « Un village français ».

Notre expédition reprend. Sur le chemin, une crèche encore en activité côtoie une école d’infirmiers ou d’anciens locaux syndicaux. Ici, l’eau et l’électricité ont été coupées pour la plupart des bâtiments.

Nous finissons par trouver notre cher réalisateur. Tous les membres de l’équipe sont comme lui en bleus de travail, tagués d’un « Trauma Industries » dans le dos.

Aujourd’hui, opération préparation et nettoyage des lieux de tournage.

Premier imprévu en vue de l’installation du décor sur le toit du bâtiment : de la neige carbonique laissée telle quelle par une précédente production s’est figée sur le sol. Qu’à cela ne tienne, elle sera décapée, non sans mal, par les co-producteurs eux-mêmes.

Une partie des scènes sera tournée ici, dans les anciennes cuisines de l’hôpital. Une vaste salle grise se dresse dès l’entrée, éclairage industriel fait de larges abats jours en acier.

De part et d’autre de la salle, des escaliers glissent aux sous-sols. Sur la gauche, une petite porte donne sur un ancien poste de contrôle aux parois vitrées. Au plafond, le béton est percé de cercles de verre d’une vingtaine de centimètres où transperce une lumière pâle. Au fond de la pièce, les vastes chambres froides révèlent les listes de produits frais encore scotchées aux portes, tamponnées par l’administration de l’établissement.

Au premier étage, des chambres abandonnées, parfois taguées. Des décorations d’anciens tournages restent là, vieillissant avec les murs. Au dernier étage, d’autres décors qui ont servi pour des clips, films, publicités. Nous traversons une immense bibliothèque, où trônent encore de vieux livres d’époque, d’un jaune terne et crasseux.

L’accès au toit s’opère par une porte fracturée en son centre. C’est ici qu’une imposante estrade sera montée dès le lendemain par l’équipe du chef décorateur Marc Pacon. Elle accueillera la centaine de figurants qui s’animera lors de la scène finale du film.

Pour le moment, nous laissons le staff à sa préparation et en profitons pour nous offrir une balade dans le labyrinthe psychiatrique de Maison Blanche. Le silence est lourd et nous emprisonne presque.

Gérald Labrosse, le chargé de mission à la tranquillité urbaine de la ville nous explique l’utilité de proposer les anciens bâtiments de l’hôpital de Neuilly-sur-Marne à des sociétés de production audiovisuelle ; en partie pour occuper le site et éviter qu’il ne tombe encore plus en délabrement mais aussi pour payer les frais de gestion du lieu en attendant sa rénovation complète dans le cadre du nouveau plan d’urbanisme. 

Partout, un même refrain : traces de squat, couloirs lugubres aux murs effrités, papiers peints arrachés.

Les chambres sont vides, sauf quelques-unes qui conservent de vieux lits en métal fin, des matelas au sol ou des baignoires renversées.

Enfin, la chaufferie du site. Elle va notamment servir de décor pour la scène de course poursuite du jeune garçon à travers l’usine. Une porte branlante et rouillée laisse place à trois énormes turbines : tuyaux multicolores, cuves oppressantes. On accède à chaque structure par des escaliers peu sécurisés. La hauteur sous plafond est ahurissante. Sur l’aile gauche du bâtiment, quelques bureaux abandonnés.

De vieilles étagères trainent, hébergeant les restes de carnets de comptabilité ou d’agenda cartonné. Des vis, boulons et outils font aussi partie du décor d’origine.  On revient sur nos pas. Jethro est là, dans la premier bâtiment, stressé pour l’avancée de l’installation des plateaux. Son temps de tournage est compté ; neuf jours entrecoupés d’une pause pour permettre à l’équipe de souffler. Il ne doit pas avoir de retard. Le temps, c’est toujours de l’argent. Et pour un film collaboratif financé par le crowdfunding, respecter le calendrier est vital. Le lendemain, la mise en place des décors se fera sous les giboulées du printemps...

Nous retrouvons l’équipe technique deux jours plus tard. Une vieille camionnette trône devant les anciennes cuisines. La porte coulissante entrouverte de l’utilitaire laisse deviner des éléments de décors empilés de façon anarchique. Une trousse à outils, des chutes de tissu, des bâches sont aussi présents à l’arrière du véhicule. Et devant l’entrée, Clochette et Voyou, les deux chiens fidèles qui surveillent l’avancée du travail de leur propriétaire Marc Pacon. En tant que chef décorateur, il travaille en direct avec Jethro pour choisir les éléments d’ambiance par rapport au scénario et selon les exigences de mise en scène, du plan de travail et du découpage technique.

Le lieu de la veille est transformé : d’immenses tréteaux accueillent scies, pinceaux, câbles, vis, planches de bois.  L’atelier planté en plein milieu de la salle est le centre névralgique nécessaire à la construction des décors pour le court-métrage.

On se permet de voler 10 minutes de temps à Marc pour l’interviewer au sujet de son travail et de son implication dans le projet “Trauma Industries”.

Plus le temps passe et plus la pression monte ; la météo n’est pas clémente et retarde l’installation de l’estrade réalisée pour la scène finale sur le toit. La pluie et le vent menacent d’abimer les décors, le travail serait à recommencer de zéro. Contretemps classique dans le milieu du cinéma, mais toujours aussi stressant pour l’équipe qui doit tenir son calendrier et son budget.

On voit Jethro, hagard, courir un peu partout. Il s’inquiète de la fabrication des fonds verts, indispensables pour l’incrustation en post-production des images de propagande baignant l’usine. Cinq minutes après, l’angoisse concerne la solidité et la sécurité de tel ou tel ouvrage. Il faut avancer le plus vite possible, il ne reste que trois jours d’installation et de préparation avant le tournage.

À 18h, l’équipe déco s’arrête pour la journée. Jethro tient à rester avec le chef opérateur islandais Isarr Eiriksson et les assistantes à la mise en scène, à commencer par Anne Fassin, l’assistante réalisatrice chargée de la coordination de l’équipe. Il s’agit de finaliser la préparation des premiers plans ; emplacements de la caméra et attitudes de jeu des figurants. Les visages sont fermés et quelque peu anxieux pour vendredi, premier jour de tournage.

Heureusement, on vient d’apprendre qu’un mystérieux investisseur privé, séduit par la page de présentation du projet, vient de rajouter cinq mille euros à l’enveloppe financière du film. L’équipe est rassurée sur la possibilité d’obtenir les grues et machineries manquantes, indispensables pour tourner les plans envisagés dans une version idéale.

Silence, Moteur, Action

Vendredi : Jour J. La soixantaine de personnes présentes sur les lieux de tournage s’affaire entre la chaufferie, la cuisine et l’ancienne salle des fêtes où ont été installés l’accueil des comédiens et la régie. Nous arrivons dans une ambiance tendue mais professionnelle.

Les régisseurs passent les bras chargés de matériel et de papiers et s’activent dans l’ombre pour nourrir l’ensemble du staff dans les temps.

Le P.A.T de l’après-midi, jargon du milieu pour signaler l’heure où toute l’équipe est Prête à Tourner, est fixé à 14 heures à la chaufferie.

Alice Bencteux, la chef électro, termine les installations lumière avec son équipe pendant que les répétitions s’enchaînent sur la musique « Mute Pollute » d’Henry Bennett.

Jethro veut la perfection, il réajuste les cols et coiffes des costumes au centimètre près, la position de ses comédiens, leur démarche. Il les change de place, tente de nouveaux agencements. Chaque minuscule mouvement est analysé, retravaillé.

La pellicule en 35 millimètres coûte cher, il faut donc tourner peu de prises et viser la bonne tout de suite. Le travail en amont est colossal.

Une douzaine d’acteurs est en ligne derrière les machines. Ils avancent d’un pas martial, toujours en rythme sur la musique. Les rebelles sont écartés du rang.   

Un pépin s’annonce pendant ce temps : le doudou de l’enfant, objet phare de l’usine et pièce symbolique du court-métrage, risque de ne pas être conforme aux volontés de Jethro.

La conception du jouet semble en effet trop compliquée à finaliser dans le laps de temps imparti. Nous apprendrons plus tard que le tournage fût sauvé de justesse par Justin Pentecost, ami de longue date du réalisateur et Macguyver du cinéma, rentré spécialement de Londres pour bidouiller un jouet fonctionnant comme prévu initialement.

Le stress monte. Comme Justin, toute l’équipe se donne à fond sans rechigner ni paniquer pour que le projet soit mené à bien mais la peur que quelque chose tourne mal est omniprésente. Il s’agit d’anticiper au maximum, car sur un tournage c’est quasiment inévitable.

De son côté, Marc bosse d’arrache pied pour finir de monter les panneaux verts dans le décor qu’il a posé sur le toit des cuisines. Ils serviront dès le lendemain pour le tournage des scènes du discours du directeur. Grosse organisation et plan d’ensemble orwellien garantis  pour notre dernier jour sur le plateau.

Samedi, sans craindre le vertige, on prend un peu plus de hauteur en retrouvant les équipes de Jethro, d’Isarr et d’Alice sur le toit d’un bâtiment encore plus élevé, qui donne directement sur celui de la cuisine.

L’ambiance est bon enfant. On sent que l’équipe commence à prendre ses marques.

Les costumières, coiffeuses et maquilleuses ont travaillé sans relâche depuis le matin pour habiller en mode rétro la centaine de figurants qui vont apparaître à l’image : tabliers d’époque, châle, espadrilles, fichu pour les femmes, bleu de travail et béret pour les hommes.  Le tout chiné pendant de longues journées de préparation avec l’aide de Foxy, spécialiste du vintage et amoureuse du projet, qu’a rencontré Jethro au début de son aventure.

On retrouve Anouchka, une comédienne que l’on avait croisée lors du tournage des séquences de la veille, en bonne position sur l’estrade. Elle a froid et une bénévole de la régie lui frictionne le dos entre les prises. Il faut dire qu’il fait frais en ce début avril et qu’il faut être patient en attendant que la lumière naturelle soit au rendez-vous, derrière les nuages.

Attendre. Que la lumière vienne. Et viser les bons raccords entre les prises. Voilà le lot du tournage en extérieur.

Alice veille toujours au grain sur le ciel, pendant que Justin s’amuse à documenter le process de création du film à l’aide de vieux appareils photos argentiques.

Un making of est aussi en cours de production et permettra à la communauté Trauma de suivre l’évolution de la création du film jusqu’à sa diffusion en festival pour commencer.

Pour l’économie du court-métrage autoproduit, fédérer une audience est d’autant plus essentiel, surtout que la post-production va être longue entre les incrustations d’éléments sur fond vert, la retranscription sur pellicule et le montage sur Steenbeck.

Pour l’heure, nous quittons l’équipe sur les dernières prises du jour. Tout est dans la boîte, les pellicules sont soigneusement rangées à l’abri de la poussière et de la lumière.

Le reste du tournage se déroulera tout aussi bien selon Jethro, et les premières séquences dérushées très prometteuses.

Le projet « Trauma Industries » continue de s’écrire en ce moment même. Le site et la page Facebook sont consultables pour en suivre l’évolution et décrivent un bel exemple de ce qu’on peut faire avec peu de moyen et beaucoup de passion.

La question qui se pose désormais est de savoir comment valoriser le travail de tous les contributeurs qui ont donné leur temps et leur savoir-faire pour faire aboutir le projet.

Le spectateur tient peut-être la réponse, lui qui commence à bénéficier des outils lui permettant de financer les œuvres qu’il souhaite voir produites ; avant leur création avec le crowdfunding, comme après avec la vidéo à la demande, par exemple.

Crédits & Remerciements

Un long format produit par Long Form Agency by Disruptive Factory, coopérative de production trans-média.

Cadrage vidéo : Marie Cheignon (Cooh Film)

Photographies, infographies, textes & assemblage : Clara Maugein & Lucie Granger

Merci à la Mairie de Neuilly-sur-Marne pour les autorisations et à l’équipe de Jethro Massey et Trauma Industries.

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